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mercredi 15 juin 2016

L'Idéalisation des Arts Martiaux au Travers du Cinéma

J'inaugure ce mois ci, un nouveau genre d'article... une co-réalisation. Au sein de mon club d'arts martiaux, un petit travail personnel est demandé aux élèves présentant un grade, il s'agit de produire une réflexion personnelle sur un sujet ayant trait aux arts martiaux de manière plus ou moins connexes que se soit sur des aspects culturels, éthiques, techniques, sportifs... Cette démarche est très proche de la philosophie mais l'élève ait guidé à chaque étape : du choix du sujet au brainstorming en passant par la construction d'un plan ou la rédaction... Il s'agit surtout d'une démarche maïeutique visant à guider l'élève sur ses propres réflexions intérieures tout en produisant un "petit" texte dont il pourra être fier dans quelques années surtout si il réussit à intéresser ses camarades de DOJO. Ainsi cet exercice présente 3 objectifs : éveiller la curiosité des autres élèves du club, se cultiver sur un sujet qui tient à l'élève, s'interroger sur sa pratique et sur le sens que l'on souhaite lui donner. Les travaux les plus intéressants, fournis tant sur la forme que sur le fond seront publiés comme article du blog! Ce mois ci, petit voyage au pays du cinéma avec comme guide Lionel VISCOGLIOSI, qui nous présente sa réflexion sur l'idéalisation des arts martiaux dans le cinéma (travail réalisé pour la ceinture orange!). j'ajoute que Lionel occupe un poste de vendeur de DVD dans un magasin spécialisé de Paris, c'est donc à la fois un fan et un professionnel du cinéma. J'ai élargi et recadré sa réflexion au début mais l'essentiel de cette production est de lui. Bon voyage... ...au travers d'un siècle d'histoire du cinéma d'arts martiaux :-)

Une excellente manière, on ne peut plus sérieuse, d'aborder un sujet plus léger, parfait pour les vacances et l'été qui s'annoncent : une petite rétrospective cinéma?


Lionel, expert en arts martiaux et fan de cinéma... à moins que ce ne soit l'inverse...? :-)




 priori, la rencontre de deux formes artistiques aussi éloignées l'une de l'autre que peuvent l'être les arts martiaux et les arts cinématographiques pourrait sembler contre nature, l'aspect introspectif inhérent aux premiers s’accommodant mal des nécessités purement visuelles des seconds. Pourtant, force est de constater que ce mariage arrangé ne date pas d'hier, le septième art s'étant emparé dès les années vingt du fort potentiel que représente pour lui l'artiste martial, au point de l'idéaliser toujours un peu plus. Et de l'idéal au fantasme, il n'y a qu'un pas.

Car l'idéal est une idée forgée par la pensée et non une réalité, une vision de l'esprit difficilement réalisable vers laquelle on tend sans espoir réel de pouvoir un jour l'atteindre. Un idéal des arts martiaux apparaît dès lors comme une idée propre à chaque pratiquant, qui apporte sur le tatami le meilleur de lui-même pour en retirer ce qu'il est venu chercher. Ce besoin, cette recherche de la voie (le « do » des arts martiaux traditionnels) est une quête intérieure unique à chacun, d'où l'idée d'un développement personnel et d'un difficile, voire impossible, idéal partagé.

En cherchant à idéaliser les arts martiaux, le cinéma n'a cessé de les investir de qualités qu'ils ne possèdent pas objectivement, brouillant peu à peu les frontières entre réalité et délire, et créant avec les années un fantasme qui, avec l'essor des sports de combat, finira d'ancrer dans l'inconscient collectif l'image d'un artiste martial aux indéniables qualités physiques et aux multiples pouvoirs.

SHIN GI TAI - Esprit Technique Corps. Une trinité que se doit de respecter tout élève, et des qualités indissociables l'une de l'autre. Sans capacités physiques, pas de technique. Sans esprit, corps et techniques de combat sont un dangereux mélange... Observer l'idéalisation des arts martiaux au travers du cinéma, c'est constater la difficulté du septième art à représenter à parts égales ces trois fondamentaux, sans trahir le plus essentiel mais aussi le plus difficile à percevoir d'entre eux : le SHIN l'esprit étant au centre des émotions, du raisonnement et de la détermination. 

Et s'il y a toujours eu une part de fantasme dans l'image que renvoie la culture populaire de l'artiste martial, cette part ne cessera de prendre de l'importance sur grand écran, basculant lentement d'une représentation idéalisée indissociable d'un contexte historique propre à l'orient à une vision faussée, voire pervertie, par l'imaginaire occidental. Pour aborder ce voyage à travers le temps et différentes cultures, c'est du coté du Japon qu'il faut se tourner. Car là se trouvent les origines du cinéma d'arts martiaux.


1. De Fer et de Sang : Le Mythe du Samouraï dans le Cinéma Japonais


Les arts martiaux n'ont pas attendu le cinéma pour faire leur entrée dans la culture populaire asiatique. On trouve plusieurs siècles avant l'apparition du septième art des récits littéraires dont les héros sont des pratiquants aguerris, à l'image des samouraïs du HEIKE MONOGATARI ou des combattants rebelles du classique chinois Au Bord de l'Eau. 

Bien avant d'être érigé en figure charismatique du CHAMBARA japonais, le samouraï est déjà emblématique du KABUKI, forme de théâtre traditionnelle vieille de plus de quatre siècles ayant connu un retour en grâce sous l'ère Meiji. Durant cette période et en réaction à l'ouverture du pays à l'occident, le KABUKI s'empare des samouraïs comme héros légendaires de pure fiction ou ancrés dans une réalité historique, comme le fera le cinéma japonais dès le début des années vingt.

Si le public nippon est à ce point fasciné par le mythe du samouraï, c'est que la représentation faite de ce guerrier cristallise des vertus d'honneur et de tradition que les japonais souhaitent étaler aux yeux du monde. Une idéalisation totale en somme qui, en dépit de faits historiquement avérés, omet souvent de présenter le samouraï comme un soldat également capable d'user de ses armes et de sa maîtrise martiale pour piller ou massacrer, sur ordres ou pour son enrichissement personnel. Quasi-intégralement représenté par le CHAMBARA , le cinéma d'arts martiaux japonais mythifie donc l'histoire du pays du soleil levant à travers les péripéties de héros nobles de cœur et d'esprit, défenseurs occasionnels de la veuve et de l'orphelin et maîtres incontestés dans le maniement de leur arme.


On citera en guise d'illustration et sans originalité aucune l'une des pierres angulaires du film de sabre japonais : Les Sept Samouraïs (1954) d'Akira KUROSAWA, dans lequel des paysans régulièrement attaqués par des bandits décident de faire appel aux services de rônins pour les défendre. Un classique intemporel dont l'influence a su perdurer et s'étendre bien au delà des frontières de son pays d'origine.
Comme toujours chez KUROSAWA, les classes sociales s'affrontent sous couvert de solidarité et les apparences se révèlent bien vite trompeuses : L'un des samouraïs n'est rien de plus qu'un paysan ayant vu son village massacré durant son enfance, les villageois se révèlent bien moins honorables qu'ils ne le prétendaient, ayant par le passé achevé et dépouillé des soldats vaincus, et leur prétendue pauvreté devient moins évidente lorsqu' arrive la dernière partie du film.

Pourtant, au milieu de ce jeu de faux-semblants, la figure du sabreur semble épargnée par les vicissitudes du genre humain. Les samouraïs iront jusqu'à risquer leur vie pour des paysans se méfiant d'eux et incapables de les payer. Un sens de l'honneur et de l'abnégation régulièrement mis en avant dans les classiques du genre que sont par exemple La Légende de MUSASHI (1954) de Hiroshi INAGAGKI, ZATOICHI, le Masseur Aveugle (1962) de Kenji MISUMI ou Hara-kiri (1962) de Masaki KOBAYASHI, ce dernier mettant en scène le sens de la noblesse du guerrier dans ce qu'il a de plus extrême, le samouraï n'hésitant pas à s'ouvrir lui-même le ventre selon le rituel du SEPPUKU pour conserver son honneur ou celui de son maître.

Idéalisé par le cinéma japonais, l'artiste martial bénéficie d'une force physique peu commune lui permettant d’enchaîner les victoires et manie le sabre avec une dextérité que seules des années d'entraînement peuvent permettre d'acquérir. Le héros frappe avec précision et rapidité, faisant fi des obstacles que le destin place sur sa route, à l'image du personnage de ZATOICHI, masseur itinérant atteint de cécité faisant preuve d'une habileté quasi-surnaturelle au combat. Un héros pourtant doublement marqué par son handicap, puisque son nom même, Ichi, est devenu par l'usage le surnom de tous les non-voyants tandis que ZATO marque le rang le plus bas de la classe des aveugles. Disciple de l'école MURAKU, ICHI est à force de pratique passé maître dans l'art du lai, dégainer et trancher en un seul mouvement. Ainsi s'enrichit la légende des arts martiaux, permettant à l'apprenti de surmonter son infirmité jusqu'à obtenir une maîtrise totale de son art.

Mais plus encore que cette puissance apparente et cette habileté guerrière, c'est la noblesse d'esprit du héros qui établit durablement le mythe du samouraï. Personnage d’apparence sereine et apaisée, le guerrier ne recherche pas la violence mais se voit souvent poussé à la confrontation. Traversant un Japon traumatisé par les guerres civiles et les révoltes paysannes de l'ère Edo, le vagabond prend souvent fait et cause pour les plus faibles, incarnant l'âme humaine dans ce qu'elle peut avoir de plus altruiste et généreux. Sans chercher quelconque récompense, les héros du cinéma japonais prennent ainsi la défense des opprimés, protégeant prostituées, mères et enfants ou ramenant par la voie du sabre des âmes égarées sur les chemins de la violence, à l'image du personnage de MUSASHI  (La Légende de MUSASHI (1954), premier volet de la trilogie samouraï d'Hiroshi Inagaki ), un jeune homme turbulent et bagarreur que l'apprentissage des arts martiaux sortira de l'ornière d'une vie de hors-la-loi à laquelle il semblait destiné... 

Et si les motivations des personnages ou les contextes des rixes peuvent varier quelque peu ( le héros de la série Babycart est un KAISAKUNIN, un représentant de l’autorité shogunale déchu navigant au milieu d'intrigues de clans tandis que ZATOICHI est clairement un homme du peuple, témoin de tragédies frappant paysans et villageois subissant la pauvreté et la faim et soumis à l'oppression des gangs ), le CHAMBARA est quasi-systématiquement monté comme le sont en parallèle les grands classiques du western hollywoodien : le combattant nomade est contraint de faire montre brièvement de sa force, créant un engrenage de violence qui ne se résoudra que lors d'un règlement de comptes final souvent sanglant, à l'image du chemin emprunté par MUSASHI qui peinera à juguler la brutalité que ses victoires déclenche dans Duel à ICHIJOJI (1955) et qui, même après avoir abandonné son statut de guerrier pour celui de paysan et avoir trouvé la voie de la sagesse, sera rattrapé par l'obstination de ses anciens adversaires dans La Voie de la Lumière (1956).

Honneur. Bravoure. Abnégation.

La représentation faite du samouraï est quelquefois moins manichéenne et plus nuancée, tout comme ses motivations, qu'elles soient à fin de vengeance ou de rédemption. Les plus grand réalisateurs de l'archipel ont toujours tenté de transmettre par l'image l'histoire et les usages de leur pays, comme ont pu le faire Yasujirô OZU ou Mikio NARUSE. Pourtant, c'est à travers le regard d'un soldat déchu et itinérant que s’illustre le mieux la volonté du pays du soleil levant d'exposer aux yeux du monde son passé et les conflits qui l'ont émaillée. 

Corps. Technique. Esprit.

En prêtant au guerrier les vertus traditionnelles d'une vie passée à maîtriser son art, le cinéma nippon crée une icône cinégénique, et le samouraï, tout comme le Bushido, participe donc d'une intention du Japon de mythifier des pans entiers de son passé, à travers une figure incarnant à elle-seule la noblesse d'esprit d'un pays tout entier. 


2. Du Chevalier Errant au Combattant à Mains Nues : Maîtres et Disciples dans le Cinéma Chinois



Le succès des grands classiques du CHAMBARA, et notamment des Sept Samouraïs, dépasse largement les frontières du Japon pour atteindre rapidement celles de l'Empire du Milieu.

Là encore, les arts martiaux n'ont pourtant pas attendu l'apparition du cinéma pour s'inviter dans la culture populaire. Le WUXIA, ou mythe du chevalier errant, est déjà vieux de plusieurs siècles lorsqu'il apparaît en Chine sous sa forme romancée, et ce plus de mille ans avant son adaptation au cinéma, au début des années vingt. C'est l'époque des premiers succès du WU XIA PIAN, genre malmené par la censure et les interdictions contraint de se réfugier à Hong Kong, où le manque de renouvellement et d'originalité des films proposés finiront par lasser les spectateurs. 

Ainsi, au début des années cinquante, c'est un cinéma tombé en désuétude auquel le succès du CHAMBARA va apporter un second souffle. Après tout, les chinois n'ont-ils pas eu eux aussi un passé tourmenté, un territoire jadis déchiré par les invasions et les guerres de clans, et une culture dans laquelle s'ancrent les arts martiaux ?

Cette histoire mouvementée, Run Run Shaw ne l'oubliera pas en créant la société Shaw Brothers en 1958. Tout d'abord productrice de comédies musicales mais surtout de drames historiques, la compagnie opérera sous l'influence du CHAMBARA un virage spectaculaire vers le WU XIA PIAN dès le milieu des années soixante, jusqu'à devenir l'une des compagnies de production les plus importantes de Hong Kong. On peut certes noter de nombreuses similitudes entre les premiers films produits par la Chine à cette époque et les classiques de l'âge d'or du film de sabre japonais, mais il serait bien réducteur de ne voir dans le WU XIA PIAN qu'une copie servile de son modèle cinématographique.

Dès la sortie de L'Hirondelle d'Or (1966) du réalisateur visionnaire King Hu, considéré comme l'un des longs métrages précurseurs dans l'évolution du genre, le cinéma chinois marque sa différence : L'héroïne est une femme qui, très éloignée du stéréotype de la victime sans défense, se révèle une sabreuse hors pair, n'hésitant pas à affronter tous les périls pour sauver son frère, haut fonctionnaire de l'empire séquestré par une bande de brigands, sur fond d'intrigues politiques et de jeux de pouvoir qui échapperont sans doute quelque peu à la grande majorité des spectateurs occidentaux. Une recette dont le succès immédiat engendrera une multitudes de pellicules dans lesquelles le guerrier fait preuve d'un héroïsme sans faille, et de techniques dont l'efficacité doit tout à des années d'apprentissage et d'entraînement.

 Zatoichi et son héros aveugle, le cinéma chinois réponds donc par le sabreur manchot d' Un Seul Bras les tua Tous (1967) de Chang Cheh, dont le protagoniste principal est à la fois, comme son nom l'indique, diminué et invulnérable : Un personnage adapté d'une série de romans, symbolisant une société capable de surmonter les humiliations de l'ennemi pour se relever et triompher de l'adversité.


Mais c'est avec l'évolution suivante du genre, le Kung fu pian au début des années soixante-dix, que le cinéma chinois affirme pleinement son originalité. Dans la foulée des premiers films de Bruce Lee produits par la Golden Harvest, le guerrier itinérant tombe les armes et laisse la place au combattant à mains nues, imprimant de son aura d'invincibilité des métrages aussi divers que La Main de Fer (1972), les premiers films de Jackie Chan dont Le Maître Chinois (1978), 5 Maîtres de Shaolin (1974), Le Combat des Maîtres (1976) de Liu Chia-Liang ou le fondateur La 36ème Chambre de Shaolin (1978) du même réalisateur. Œuvre mythique distribué en vidéo en France dans les années quatre-vingt dans une version écourtée de trente minutes et expurgée de tout son contexte historique, le film réalisé par l'un des metteurs en scène les plus prolifiques de la Shaw Brothers pose d'une manière définitive les codes d'un genre que reproduiront à l'envie les cinéastes Hongkongais du début des eighties.

Avec ce film qui donnera lieu à plusieurs suites, le réalisateur porte à l'écran la vie du moine San Te, personnage peu connu de la culture chinoise, à l'inverse par exemple de Wong Fei Hung, héros populaire qui bénéficiera lui de multiples aventures sur grand écran (dont Le Combat des Maîtres déjà cité et la cultissime série des Il était une fois en Chine...). Si le film, des propres dires de son metteur en scène, ne s'inspire que partiellement de la réalité, il présente tout de même un climat d'oppression bien réel, puisqu'il rapporte des événements se déroulant durant la dynastie Quing, alors que les chinois étaient sous la domination des Mandchous, période durant laquelle furent créées des sociétés rebelles secrètes. Mais comme le note le journaliste Frédéric Ambroisine dans une analyse du film « l’intérêt premier de Liu Chia-Liang avec ce film n'est pas vraiment de faire un cours d'histoire magistral, mais plutôt de véhiculer l'esprit des arts martiaux à travers le cinéma ».

Cet esprit, il le véhicule donc à travers l'apprentissage de San Te, contraint de traverser les trente-six chambres du temple, en autant d'épreuves initiatiques qui fortifient son corps et son esprit. Une représentation visuelle de la trinité Shin Gi Tai qu’approfondiront encore les suites du film, puisqu'un disciple du Retour de la 36ème Chambre (1980) croyant exécuter une corvée en montant d'immenses échafaudages en bambou créera sans s'en rendre compte une technique de combat inédite et redoutable.

A la vision des nombreux classiques de la Shaw Brothers, on ne peut que noter l'importance que revêtent dans le cinéma chinois les notions d'apprentissage et de transmission du savoir. Les disciples du Kung fu pian sont généralement des têtes brûlées, victimes en fuite ou soldats rebelles pour qui l'initiation aux arts martiaux va se révéler salutaire, leur donnant les moyens de se défendre certes, mais aussi de s'élever par l'esprit en acquérant sérénité et sagesse, à l'image de San Te qui passera du statut d’élève naïf et dissipé à celui de maître calme et réfléchi.

Néanmoins, ce versant spirituel des arts du combat n'est pas l'aspect qui marquera le plus les spectateurs des années quatre-vingt. Car là où le cinéma japonais fait preuve d'une retenue et d'une sobriété propre au pays du soleil levant, le cinéma chinois n'hésite pas à amorcer un virage marqué vers le plus spectaculaire. Le héros est certes toujours idéalisé : Le combattant fait preuve de discernement, d'une vision claire et sans ambiguïté sur le monde qui l'entoure et de capacités hors du commun que lui prodigue la pratique de son art. Mais il fait surtout démonstration de prouesses physiques ( aidé en cela par des câbles plus ou moins habilement dissimulés... ) que seul un guerrier maître de son art peut accomplir. Et le fantasme des arts martiaux de commencer sa lente conquête des esprits, en imprimant sur les rétines des spectateurs des performances hautes en couleurs défiant toutes les lois de la logique et humainement irréalisables sans effets spéciaux.

On peut imaginer que le public asiatique déjà habitué à ce genre de fantaisie ait pu percevoir clairement artifices et second degré. Il en sera tout autrement du public occidental étranger à toute cette mythologie, comme nous le verrons plus tard. Car avec les grands succès de la Shaw Brothers et les premiers films des futures stars internationales que seront Jackie Chan puis Jet Li, c'est toute une dimension de fantasmes qui s'établit, un univers de prouesses martiales qui flirtent bien souvent avec les super-pouvoirs. Il n'y a qu'à entendre les légendes entourant aujourd'hui encore les moines de shaolin et le lieu sacré où ils pratiquent...

Cette vague de fantaisie martiale ne s’arrêtera jamais vraiment en Asie, traversant les années quatre-vingt-dix et deux-mille jusqu'à aujourd'hui, ou des films comme Tigre et Dragon (2000), Le Secret des Poignards Volants (2004) et La Cité Interdite (2006) perpétuent cet imaginaire en mettant en scène des héros capables de voler par dessus les toits ou de combattre sabre à la main en équilibre sur des bambous... Des descendants en filiation directe des grands classiques de la Shaw Brothers ou de la Golden Harvest, tel le renommé Tai Chi Master (1993), dans lequel deux anciens moines shaolin chassés de leur temple vont se retrouver séparés par une rébellion contre le gouvernement en place, le plus ambitieux des deux se retrouvant grâce à ses capacités physiques aux commandes des armées des l'Empereur tandis que son comparse trahi découvrira paix intérieure et puissance martiale en étudiant la voie du Tai Chi. La scène de l'auberge, où une multitude de soldats se ruent sur Michelle Yeoh et Jet Li, ce dernier n'utilisant comme arme que sa tête endurcie par les enseignements du temple, vaut son pesant d'or...

La notoriété grandissante du kung fu pian ne se limitera pas au seul public chinois, mais bénéficiera d'un rayonnement dans toute l'Asie, en Corée et au Japon principalement. Il est d'ailleurs intéressant de constater une certaine porosité entre les cinémas chinois et japonais, certaines grosses productions se partageant volontiers les meilleurs acteurs des deux contrées, à l'image du film La Légende du Lac (1972) inspiré d'une partie du roman Au Bord de l'Eau. Ce long métrage au budget record pour l'époque réunit à l'écran les plus grandes stars de la Shaw Brothers, mais aussi des grands noms du cinéma japonais tel Tetsuro Tanba.

Une preuve supplémentaire s'il en fallait d'un cinéma populaire forts en images marquantes et en scènes de combat sophistiquées et impressionnantes, dont les échos ne tarderont pas à résonner au niveau international.


3. Idéal Simplifié : Fantasmes et Ninjas dans le Cinéma Hollywoodien



Coupons court aux discussions sémantiques : Il n'existe pas à proprement parler de cinéma d'arts martiaux hollywoodien. Le kung fu pian ou le chambara sont ancrés dans des cultures qui leur sont propres, et dont les arts martiaux font partie intégrante. Tel n'est pas le cas aux États-Unis, et ce qui est considéré comme cinéma d'arts martiaux au pays de l'Oncle Sam n'est bien souvent que l'enfant illégitime du cinéma martial asiatique et des conventions propres au cinéma d'action hollywoodien.

D'ailleurs, l'engouement populaire pour les arts du combat en Amérique, et quasiment dans le même temps sur le vieux continent, se fera principalement par le biais du septième art. Ce sera une révolution qui dépassera de loin le cadre restreint des salles obscures...

Pour parvenir à pénétrer le marché occidental au début des années soixante-dix, la Golden Harvest et son créateur Raymond Chow ont un atout de taille. D'un mètre soixante-dix exactement. Et son nom est Bruce Lee. Contrairement aux croyances populaires, et elles sont nombreuses concernant le personnage, l'acteur n'est pas un inconnu lorsque sa carrière explose aux États-Unis. Entre 1966 et 1967, il y a tenu le rôle de Kato, expert en Kung fu et sidekick du héros-en-titre de la série Le Frelon Vert. Un rôle extrêmement populaire, qui vaudra à son interprète de pouvoir le jouer en parallèle dans quelques épisodes de la mythique série Batman.

Il faut dire que les idoles américaines de l'époque sont vieillissantes, et surtout qu'aucune relève ne s'est présentée : John Wayne tourne ses derniers films, et le public attend non sans une certaine lassitude qu'on dépoussière le mythe du macho flegmatique et gentleman, fumeur de cigarettes et grand amateur de femmes fatales et de revolvers. Quand sort Big Boss en 1971, c'est un choc. Le public des salles de quartiers découvre médusé un jeune sino-américain qui se bat torse et mains nus, distribuant les coups avec une violence hargneuse qui explose à l'écran. Un choc visuel, mais aussi un choc de cultures qui sera suivi dans la foulée de deux répliques, La Fureur de Vaincre et La Fureur du Dragon (1972), puis de la seule coproduction américano-hong-kongaise de sa star : Opération Dragon (1973). Des films qui font définitivement découvrir les arts martiaux au public occidental, et qui remplissent les salles de cinéma aussi rapidement que se créent les écoles de Karaté. C'est le début de ce que les américains qualifieront de « Kung fu fever », un phénomène qui débordera très vite du carcan cinématographique pour se répandre à toute la pop-culture de l'époque, comic-books (la création des personnages Marvel Shang-chi Master of Kung Fu et Iron Fist datent du milieu des seventies...) et télévision en tête (La série Kung Fu (1972) avec David Carradine …).

Un véritable engouement, et une soif d'images fortes de la part du public que la poignée de films tournés par le petit dragon avant sa mort ne suffit pas à étancher. Et les spectateurs de découvrir alors les films de Jackie Chan et de la Shaw Brothers, et leurs stars virevoltantes capables de tous les exploits, fussent-ils les plus invraisemblables. Dans le même temps, les anciennes gloires du grand écran essayent tant bien que mal de prendre le train en marche, clairement noyées par un tsunami venu d'Asie qui les submerge totalement : Robert Mitchum tourne Yakuza (1974) pour Sydney Pollack (accompagné d'une tagline magnifique : « Il y a 100 ans on les appelait samouraïs.»), Terrence Young fait tourner Charles Bronson et Alain Delon face à l'immense Toshiro Mifune pour Soleil Rouge (1971) tandis que Sam Peckinpah réalise l'un de ses derniers films, Tueur d’Élite (1975), dans le dernier acte duquel James Caan et Robert Duvall affrontent des ninjas sur le pont d'un cargo. Une scène d'un ridicule achevé qui montre bien l'incompréhension et le mépris du système hollywoodien pour toute cette pantomime venue d'Asie. Les ninjas d'ailleurs, qui cristalliseront à eux seuls tous ces fantasmes asiatiques au cours des années 80, décennie durant laquelle la Cannon bâtira son empire sur la base de films aux titres aussi imagés que American Ninja (1985), Le Ninja Blanc (1985) ou Revenge of the Ninja (1983) avec Sho Kosugi, qui affrontera par la suite un tout jeune Jean-Claude Van Damme dans Black Eagle L'Arme Absolue (1988) ou un Rutger Hauer en sabreur aveugle (tiens tiens...) dans Vengeance Aveugle (1989). On en passe et des meilleures...

Mais qu'en est-il alors de la représentation de l'artiste martial dans un pays dont la culture y est étrangère. « L'esprit avant la technique » nous enseigne Gishin Funakoshi, en précisant que le Karate-do vise le perfectionnement tant de l'esprit que du corps, et que les seules prouesses physiques doivent être bannies. Une leçon qui n'a manifestement pas traversé les océans, les producteurs n'ayant retenu du cinéma de Hong Kong que ses images les plus spectaculaires, au fort impact visuel et au potentiel plus « vendeur ». Et le Shin de s'effacer progressivement, filtré par le tamis de l'usine à rêves hollywoodienne...

Le combattant est certes très idéalisé par le cinéma américain, mais n'est jugé qu'à l'aune de ses performances physiques et de ses techniques souvent impressionnantes. En résumé, les héros du cinéma d'action yankee ont plus à voir avec des pratiquants de sports de combats qu'avec de véritables artistes martiaux. Ces derniers s’entraînent autant pour rechercher une certaine élévation de l'esprit que pour parfaire corps et techniques. Cette dimension spirituelle inhérente à toute pratique martiale traditionnelle s'apparente à une philosophie de l'invisible qui se révélera très difficile à traduire à l'écran.

L'apprentissage de Junbao dans le film Tai Chi Master précédemment cité revêt ainsi l'aspect d'un cheminement initiatique que ne possède aucunement celui du personnage incarné par exemple par Jean-Claude Van Damme dans Kickboxer, pour qui la pratique de l'art du combat n'est qu'un moyen d'endurcir son corps à but de vengeance. Mais l'image est reine sur le nouveau continent, et il est certes plus impressionnant de voir une montagne de muscle effriter une colonne de béton avec ses tibias ou un apprenti se faire écarteler entre des arbres pour parvenir à maîtriser le grand écart... 


En s'emparant de l'imagerie des films d'arts martiaux chinois, qui exaltent déjà le mythe du combattant physiquement surdoué, le grand cirque yankee mise donc tout sur l'image : plus spectaculaire elle est, et meilleur est censé être le résultat. Le héros est ainsi détenteur de capacités hors normes imputés à la maîtrise de son art mais l'esprit, le shin, reste dans l'ombre de motifs plus ou moins nobles, la vengeance restant la motivation première de beaucoup de « héros » américains. Le message est clair : Les arts martiaux vous apportent force et puissance, mais peu nombreux sont les films à évoquer le versant spirituel d'une pratique martiale. Pour autant, quelques longs métrages auront le bon sens d'essayer de représenter cet aspect si souvent négligé, et si l'on pense immédiatement à Karaté Kid (1984) et à la relation qui unit maître Miyagi à Daniel San, on peut citer également Best of the Best (1989) pour son émouvante conclusion, ou deux combattants jusque là destinés à s’entre-tuer finiront par fraterniser dans les derniers moments d'une rencontre sanglante. Mais ces exemples sont rares, tandis que pullulent sur les écrans les séries B sentant bon la testostérone et le muscle huilé ...

Ces mêmes séries B bricolées rencontrent alors un succès sans précédent, quittent les salles de quartiers confidentielles et lancent des carrières, à l'image de celle de Jean-Claude Van Damme qui tournera consécutivement Bloodsport, Kickboxer et Full Contact pour devenir l'une des action-stars les plus appréciées du public des années 80. L’appellation générique « films de karaté », fermement ancrée dans l'esprit de ce même public, regroupe d'ailleurs tout et n'importe quoi, mélangeant dans le même sac Chuck Norris ou Jet Li dans un amalgame brouillant définitivement dans l'esprit des néophytes la notion même d'artiste martial. En bref, pratique les arts martiaux quiconque peut faire le grand écart, gesticuler au ralenti devant le soleil couchant ou faire quelques pompes sur une main.

Devant cette soif d'images, et de peur que les audiences ne se lassent de ces recettes resservies jusqu'à l’écœurement, certains producteurs tenteront tout de même de jouer la carte de la nouveauté, s'essayant à d'autres styles moins répandus : Steven Seagal dès son premier film (Nico en 1988) familiarisera le public avec un aïkido riche en fractures des avants-bras, Jeff Speakman dans L'Arme Parfaite (1991) utilisera le kempo pour venger la mort de son maître exécuté par la mafia coréenne tandis que Marc Dacascos, après avoir brillé dans des titres aussi mémorables que Ninja Academy ou La Loi du Samouraï, aidera des jeunes en difficulté en leur enseignant la capoeira dans Only the Strong (1993)... Là encore, il apparaît évident après visionnage que le shin cher aux arts martiaux n’imprègne quasi-aucun de ces titres, Steven Seagal déployant un sadisme décomplexé en cassant du voyou tandis qu'un Jeff Speakman ivre de vengeance abat sa colère ( et ses bâtons... ) sur tout ce qui bouge et respire sur son chemin. Au moins peut-on reconnaître la volonté du metteur en scène d'Only the Strong (Sheldon Lettich, réalisateur de Full contact et Double Impact... ) d'essayer d'envisager les arts martiaux comme un moyen de transmettre une certaine philosophie de vie, comme avait pu le faire Karaté kid presque une décennie plus tôt.

Cette vision du combattant, où l'esprit s'efface devant le corps et la technique, marquera profondément et durablement les spectateurs. L'image d'un idéal simplifié, celui du héros martial triomphant par sa supériorité physique, s'est ainsi tellement infusée dans le cinéma occidental qu'elle a fini par lentement se diffuser pour s'étendre à beaucoup de styles de métrages parfois très éloignés du traditionnel « film de karaté ». On parle bien entendu de cinéma dit « d'action », où les exemples sont nombreux. Le personnage de Martin Riggs campé par Mel Gibson dans L'Arme Fatale (1987) nous est ainsi présenté comme un spécialiste du combat rapproché et expert en arts martiaux, desquels il fera une violente démonstration, torse nu, sous une pluie battante et tonfa en mains, dans le dernier acte du film. Et il est loin d'être le seul à faire étalage de ses talents : Patrick Swayze délaisse la danse pour les démonstrations de force rageuses de Roadhouse (1989), Matt Damon en Jason Bourne maîtrise clairement l'art de la lutte à mains nues tandis que Jason Statham dévoile dans les rixes du Transporteur chorégraphiés par le hongkongais Corey Yuen une aisance dans les coups de pieds qui ne doit rien au hasard. Dans un registre proche, les justiciers masqués ne disposant d'aucun super-pouvoir compense ce handicap par un entraînement poussé à l'extrême faisant d'eux des surhommes, maîtrisant la plupart du temps diverses techniques, à l'image d'un jeune Bruce Wayne effectuant dans Batman Begins (2005) un pèlerinage en Asie, chemin qui le mènera dans un temple où l'apprentissage des arts du combat lui permettra d'assouvir sa vengeance.

Ce fantasme de l'artiste martial a aujourd'hui contaminé jusqu'à la petite lucarne, puisque des héros comme Arrow ou Daredevil ne se privent pas pour démontrer leur connaissance des arts martiaux. L'exemple de ce dernier est d'ailleurs un parfait exemple des réminiscences du cinéma d'Asie toujours ancrées dans la culture occidentale, Matt Murdock compensant sa cécité certes par des capacités surnaturelles mais surtout grâce à l'enseignement d'un maître aveugle qui l'aidera à faire face à ses nombreux ennemis, dont une secte de ninjas. La fiche Wikipédia du héros ne fait d'ailleurs pas dans le détail en précisant que le style de Daredevil est une combinaison de ninjutsu, d'aikijutsu, de jujitsu, de capoeira, d'aikido, de lutte, de bâton, de boxe américaine et de gymnastique. Rien que ça...

Cette subtile infusion des préceptes du cinéma asiatique dans le cinéma américain ne date d'ailleurs pas d'hier, puisque George Lucas lui-même revendique l'influence de La Forteresse Cachée (1958) d'Akira Kurosawa sur la création de Star Wars. Une évidence dans un univers où se croisent pêle-mêle apprentis et chevaliers experts en sabres, se rebellant contre l'oppression d'une classe dirigeante grâce à l'enseignement de grands maîtres leur permettant de découvrir leur plein potentiel. Dans un essai sur la trilogie du sabreur manchot précédemment évoquée, Denis Brusseaux voit même dans L'Empire Contre-attaque et Le Retour du Jedi l'influence directe de La Rage du Tigre, les deux héros arborant au début de leur périple initiatique la même couleur blanche, leur pureté se voyant contestée par la mutilation de la même main lors d'une remise en question profonde. Par la suite, les deux combattants revêtiront tous deux une tenue intégralement noire dissimulant leur âme comme leur blessure, avant de se réconcilier avec eux-même et de triompher du mal qui les ronge. On ne pourra que reconnaître à George Lucas le mérite d'avoir essayé de glisser dans un récit de science-fiction quelques préceptes spirituels, notamment au travers du personnage de Yoda, peu avare en pensées philosophiques que n'aurait sans doute pas renié Funakoshi (« Personne par la guerre ne devient grand... »).


4 . L'Artiste Martial dans le Cinéma Contemporain : Vision figée et Arrêt sur Image




L'arrivée de la « Kung fu fever » fut un tsunami qui submergea l'occident dès le début des années 70, imprimant une vision réductrice de l'artiste martial dans l’inconscient collectif. Et alors que la production semble ne s'être jamais vraiment tarie, on peut s'interroger sur l'évolution du cinéma d'arts martiaux, tant en Asie que sur le continent américain. En observant les films produits de nos jours, on peut même se demander si évolution il y a eu, tant ces longs métrages paraissent recycler les mêmes recettes, structures et archétypes depuis plus de trente ans, au risque de répéter sempiternellement le même cycle.

Au Japon notamment, il est triste de constater que l'encéphalogramme reste désespérément plat, aucun des quelques réalisateurs contemporains représentant l'archipel n'ayant assumé la relève des grands maîtres que furent Akira Kurosawa, Kenji Mizoguchi ou Masaki Kobayashi. Les metteurs en scène les plus en vue du moment officient dans l'animation ou le cinéma fantastique, et seuls quelques électrons libres osent parfois se frotter à l'héritage du chambara : Takeshi Kitano livrera une relecture brillante de Zatoichi en 2003 tandis que Takashi Miike s'essayera à l'exercice du remake en 2010 avec celui de 13 Assassins (1963) d'Eiichi Kudo puis celui de Hara-kiri (1962) de Kobayashi l'année suivante. Une poignée de copiés-collés en guise d’aveux d'un pays qui semble avoir définitivement tourné le dos au genre qu'il a popularisé...

Curieusement, c'est la Chine qui aura su le plus faire fructifier son héritage, en laissant des réalisateurs de renommée internationale promouvoir l'univers du wu xia pian. Citons Zhang Yimou, qui s'en est fait une spécialité, Wong Kar Wai qui fera une brève incursion dans le genre en évoquant la vie du légendaire Ip Man dans The Grandmaster en 2013 ou Hou Hsiao-Hsien qui fait évoluer The Assassin (2015) dans la Chine du huitième siècle. Un cinéma clairement « auteurisant », privilégiant la forme sur le fond, et qui cherche visiblement à vendanger les récompenses plutôt qu'à proposer une réelle vision de l'artiste martial. On se tournera donc vers un cinéma moins cérébral pour retrouver les travers d'une époque pas si lointaine où la Shaw Brothers dominait le box office.

Les stars ont changé, mais guère les formules comme en témoigne Donnie Yen, interprète de Ip Man dans la série du même nom. Les aventures de l'illustre « Maître de Bruce Lee » représentent l'exemple parfait d'un cinéma moderne tentant de ré-assaisonner des recettes bien connues, entre environnement historique et importance du héros martial chinois. Ip Man affrontera tour à tour l'oppression de l'invasion japonaise de 1937, puis la violente domination britannique en s'installant à Hong kong en 1949. Des films qui font la part belle à d'impressionnantes scènes de combat, mais qui mettent aussi en avant les valeurs humaines et la bravoure de tout un peuple. Comme souvent sont mises à l'honneur la dignité d'une nation pourtant meurtrie, ainsi que l'importance de la transmission de la connaissance et de l'esprit des arts martiaux. Ip Man n'hésitera pas à partager son savoir avec de jeunes voyous qui trouveront dans cet enseignement leur « voie », tout comme les travailleurs d'une usine de coton à qui l'apprentissage du wing chun donnera la force de résister à leurs oppresseurs. Et si de nombreux longs métrages font ainsi rimer nouveauté et tradition, il semble important de noter que certains films produits récemment par la Chine font flirter idéalisation du guerrier avec un fanatisme quasi-propagandiste, à l'image du film Hero (2002) de Zhang Yimou, aux péripéties indissociables de son sous-texte.

Du coté des États-Unis, les choses n'ont pas beaucoup évolué non plus. L'adage populaire au pays de l'Oncle Sam « The more things change, the more they stay the same » parait avoir été créé pour évoquer le cinéma d'action américain, et l'on peut parler de changement dans la continuité... Même le mythe du ninja semble avoir résisté au temps, puisqu'en devhors de la petite lucarne (la série Daredevil précédemment citée...), les guerriers de l'ombre ont continué de faire de apparitions furtives sur grand écran, en nombre pour affronter un héros invulnérable (The Wolverine en 2013) ou en tête d'affiche dans des séries B plutôt bien emballées (Le bien nommé Ninja (2009) et sa suite quatre ans plus tard, ou le fort en fantasmes Ninja Assassin de James McTeigue (2009)). Sans parler des tortues adeptes du kobudo... 

Pourtant, à une époque où les salles de fitness fleurissent à tous les coins de rue, où le culte du corps domine et où Batman lui-même exhibe un corps parfait à force de taper à la masse sur des pneus dans la ridicule séquence Crossfit d'un blockbuster récent, il ne suffit plus d'exhiber un corps parfait et des muscles huilés pour donner l'illusion d'être un artiste martial.

Le passage du cinéma d'arts martiaux de l'orient à l'occident au début des années soixante-dix a apporté avec lui un choc de cultures où un cinéma d'idéalisation a laissé place à un cinéma de fantasmes, remplaçant le guerrier vertueux et noble d'esprit par un combattant n'hésitant pas à démontrer quelque peu gratuitement toute l'étendue de sa puissance physique. Là où le cinéma asiatique, japonais comme chinois, n'a jamais éludé la dimension spirituelle d'une initiation aux arts martiaux, le cinéma yankee, en n'en retenant que son imagerie la plus réductrice, a contribué à créer un amalgame fermement ancré dans l'esprit des cinéphiles, mais aussi d'une grande partie du public occidental. Difficile dès lors pour les productions américaines d'entretenir un idéal des arts martiaux, et de le rendre inaccessible au commun des mortels, quand la plupart d'entre eux considèrent qu'une poignée d'heures passées en salle de gym et quelques capacités athlétiques suffisent à faire de vous un pratiquant d'exception.

Ce shin, qui fait si cruellement défaut à la majorité des pellicules américaines de ces quarante dernières années, reste perceptible dans quelques films trop rares mais précieux, à l'image de métrages déjà cités, où la notion de partage de la connaissance est toujours intimement liée au cheminement des protagonistes.

Un film en particulier a tenté récemment de capturer cet état d'esprit, ce « do » que recherche tout artiste martial traditionnel. Dans Redbelt (2008), le dramaturge David Mamet dresse le portrait d'un enseignant de Ju-jitsu dont la pureté d'esprit sera violemment confrontée au cynisme du monde moderne. Lui-même pratiquant, le réalisateur connu pour ses films noirs (La Prisonnière Espagnole (1997) en tête ) ne cherche pas le spectaculaire dans un film qui se concentre avant tout sur la quête intérieure de son protagoniste principal, Mike Terry, brillamment interprété par Chiwetel Ejiofor.

« L'Esprit plus que la technique ». Dès les premières minutes, sueur et engagement physique transpirent pourtant de l'écran, le corps et la technique mis en lumière dans une séquence de lutte au sol filmée dans l'intimité d'une salle de quartier. Les cadres sont resserrés sur les deux opposants, marquant la confusion d'un affrontement ou s’enchaînent clés et étranglements, les deux adversaires prenant à tour de rôle le dessus l'un sur l'autre. Guidant la progression du combat, Mike transmet dans le même temps des préceptes dans lesquels on peut percevoir des réminiscences de maximes bien connues des élèves : « Un homme distrait est un homme vaincu », « Contrôle toi toi-même et tu contrôleras ton adversaire »...

Ce caractère intime du Dojo et cette philosophie du partage seront les fils rouges d'un film mettant en avant l'altruisme de son héros, mais surtout les valeurs spirituelles des pratiquants, un mokuso des plus ordinaires revêtant pour une jeune femme, lors d'une émouvante séquence, un aspect cathartique lui permettant de se libérer de douloureux souvenirs. 

En faisant de son héros une figure de principes confronté au pire du genre humain, David Mamet tire à boulets rouges sur le grand barnum hollywoodien, testant la pureté de cœur et d'esprit d'un homme que l'industrie du spectacle américaine ne demande qu'à pervertir. Un étonnant parallèle avec la façon dont est habituellement traitée à l'image l'artiste martial, et une manière surprenante de confronter vertu et malhonnêteté, le film prenant systématiquement le contre-pied des attentes de spectateurs biberonnés jusqu'ici au modèle formaté de la représentation du pratiquant. Ainsi, il peut être frustrant pour le public de voir Mike n'asséner que trois coups de poings sur un sac de frappe, intériorisant par ce geste tout en retenue une colère dominée qu'on devine pourtant bouillonnante. 

Et même lorsque ce dernier verra son monde s'écrouler autour de lui, trahi par la personne qu'il pensait lui être la plus proche et frappé par la disparition de celui qu'il avait désigné comme son successeur (et qui, dans une version modernisée du seppuku, se donnera la mort pour éviter que son dojo ne soit sali...), sa quête de vérité ne se résoudra pas sous les projecteurs d'un ring médiatisé, mais dans les allées d'une arène sportive, à l'écart de spotlights sans importance pour un homme dont les capacités martiales ne sont plus à ce moment qu'un instrument de justice. S'en suivra une fin magnifique, quasi-silencieuse et toute en sobriété, au cours de laquelle le combattant se verra doublement récompensé d'avoir su rester fidèle à ses principes, le héros recevant des mains de son illustre modèle un gage de respect auquel par humilité il n'aurait jamais osé prétendre.

Malgré ses évidentes qualités, les recettes du film au box-office américain furent misérables. Un échec cuisant pour un long métrage sorti en toute discrétion et qui n’intéressa personne, ou presque. « Il suffirait que les gens n'achètent pas pour que ça ne se vende pas » clamait Coluche. Et ce qui se vend aujourd'hui n'est certainement pas une vision honnête et sincère de l'artiste martial, mais plutôt une image renvoyée depuis longtemps maintenant par une industrie toujours prompte à réduire et caricaturer, et dont le seul but est d'amasser le plus d'argent possible.

N'est pas vendeuse aujourd'hui l'image de l'homme tentant de désamorcer un conflit, en opposition à celle du héros résolvant tout différend avec brutalité.

Quelques notes de vérité viendront de John Machado, acteur et Ju-jitsuka, s'exprimant à propos du film Redbelt dans lequel il joue. « N'importe qui peut apprendre à faire une clé ou un étranglement » dit-il. « Mais comment faire un étranglement à ses angoisses, ou verrouiller ses peur ? » s'interroge-t-il. Certains pourront trouver de telles remarques nimbées d'un mysticisme naïf. Là est pourtant l'essence même des arts martiaux, ce travail sur les autres que tout pratiquant doit en priorité diriger vers lui-même. « Connais toi d'abord toi-même, puis connais les autres »... 

Et pour ceux qui seraient intéressés par cet éveil de l'esprit que propose les arts martiaux, ce ciment indispensable qui fait toute la richesse d'une pratique en unissant corps et technique par une philosophie de l'esprit, il n'y a pas que le cinéma, fut-il asiatique, pour appréhender pleinement ce mode de pensée.

Il suffit simplement d'oser pousser les portes d’une école traditionnelle...

2 commentaires:

  1. J'ajoute que de tous les films que Lionel a cités... Seul REDBELT faisait défaut à ma filmographie... Et que c'est effectivement l'un des rares à toucher juste concernant le SHIN GI TAI... le héros martial de tous les jours est ce Mike TERRY, et pour une fois, je me suis senti intimement proche du personnage. "Mais, je ne peux pas... qui va faire le cours ce soir..." L'épreuve du quotidien chaque jour demande bien plus de force que tout acte héroïque.

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  2. J'ajoute encore, par contre qu'un monument manque à cette filmographie par ailleurs très complète : "REMO SANS ARMES ET DANGEREUX"! Mais peut être Lionel nous gratifiera-t-il d'une chronique entière dessus... car il y a tellement à dire sur Maître Chun, Rémo et le Sinanju...

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